Yves Pourcher : « Le sport construit des héros, et puis des salauds aussi »

Alors que "Sélectionné", la pièce de théâtre rendant hommage à Alfred Nakache et interprétée par Amir Haddad a beaucoup ému, le site de la FFN a souhaité poursuivre son devoir de mémoire à travers l’interview d’un professeur d’anthropologie politique à Sciences-Po Toulouse. Auteur de « Brasse papillon, le roman d’un collabo » (éd. Gaussen), Yves Pourcher raconte l’histoire de Jacques Cartonnet, double champion du monde du 100 et 200 m brasse, le « collabo » qui aurait été à l’origine de la déportation d’Alfred Nakache à Auschwitz.  

Première question très directe : Jacques Cartonnet est-il celui qui a dénoncé Alfred Nakache, déporté à Auschwitz avec sa femme et sa fille ?

On ne le saura jamais. Il n’y a pas de trace dans les archives. En tout cas, on n’en aura jamais la preuve. La rumeur a couru, mais dans les archives de la police, il n’y a pas de trace de la dénonciation.

Cela montre à quel point dans cette période si trouble de l’histoire de France, il est difficile de recouper les informations, et connaître la vérité…

Soit il y a une trace de la dénonciation, ce qui est très rare car cela se faisait sur la base de lettres anonymes, soit il y a des choses qui nous échappent… Quelqu’un a pu se rendre dans un commissariat, dénoncer… Pour Cartonnet, il n’y a pas de trace écrite. Je pense que Nakache lui-même le soupçonnait, mais n’en a pas eu la preuve. Et puis il y avait d’autres nageurs accusés d’avoir dénoncé Nakache, notamment Roland Pallard, et Roland Gibel également. Sans preuve. A la différence de Cartonnet (juge par contumace), Gibel a, lui, d’ailleurs été arrêté et jugé physiquement. Nakache est même intervenu lors de son procès mais a affirmé : « Non ce n’est pas possible que ce soit Gibel qui m’ait dénoncé ».   

Interné au camp de concentration d’Auschwitz en 1944 avec sa femme et sa fille, et un moment annoncé mort, Nakache sera le seul à en revenir, en piteux état… Les soupçons pesant sur Cartonnet ont aussi été renforcés par le fait qu’ils étaient rivaux dans les bassins (Nakache a participé aux Jeux du IIIème Reich de 1936 à Berlin et Cartonnet demi-finaliste des JO 1932 de Los Angeles)…

Certainement et aussi parce que Cartonnet était milicien et antisémite. Il a participé à des manifestations antisémites. Et le fait que Nakache soit juif l’a entraîné dans cette spirale… Le procès de Cartonnet par coutumace a évoqué la relation entre les 2 hommes. Et il dit que Cartonnet a pu être à l’origine de la dénonciation de Nakache mais aussi d’autres juifs.

Pour revenir sur son parcours, comment un Champion du monde de natation devient-il « collabo » pendant la 2ème Guerre Mondiale ?

Le nageur est aussi un citoyen, un acteur politique… Il n’y a pas de rupture. Cartonnet a basculé à partir de 1936 et notamment sous l’influence du chef du Parti populaire français, Jacques Doriot, ce parti dans lequel Cartonnet s’engage. Il est militant, et en devient un membre actif, chargé de la propagande fasciste en France à travers des compétitions pendant l’entre-deux-guerres un peu partout dans l’hexagone. Ce parti organise des réunions de jeunes, et les évènements sportifs sont dirigés par Cartonnet.. Il organise des exercices, des démonstrations dans l’eau qui ont valeur de propagande. Et dans ce cadre, on associe sport et politique. Ensuite, sous l’occupation, quand il devient milicien (mouvement « collabo » pro-allemand), c’est-à-dire au-delà du simple pétainisme, à partir de fin 1942 et surtout en 1943, au sein de la milice, il prépare des expéditions contre les juifs, et avec des jeunes, casse des vitrines de magasins juifs à Toulouse où il habite. Il y avait également des expéditions contre le marché noir, un marché parallèle où l’on pouvait se ravitailler. La milice prétendait vouloir rétablir l’ordre, une sorte d’ordre moral…

Et au Débarquement, que se passe-t-il pour Cartonnet ?

En août 1944, il fuit en Allemagne, et file à Sigmaringen (refuge des collabos français), où il exerce une fonction de Commissaire aux sports du gouvernement de Vichy exilé outre-Rhin. Il s’occupe de l’organisation de manifestations sportives en Allemagne regroupant d’autres groupes de Français exilés comme lui dans le sud du pays.

Quand l’Allemagne capitule, il se cachera ensuite en Italie et non-extradé, sera condamné à mort par contumace à la Libération… Il disparait des radars dans les années 1950… Sa fin de vie est un vrai mystère…

Elle est presque inaccessible. Au moment où il devait être ramené d’Italie en France, il saute de l’avion lors du décollage. Il arrive à ouvrir une trappe, et déguerpit. Cartonnet se cache semble-t-il pendant des mois dans des monastères. Puis il est arrêté par l’Italie, emprisonné, et là les Italiens refusent de l’extrader. Il faut bien imaginer ce qu’est l’Italie dans les années 1950 : des tas de collabos français se cachent dans le nord du pays… Une partie de l’Italie n’est pas prête à les livrer. Vous savez, les extraditions, cela a toujours été difficile avec l’Italie. Regardez Mitterrand qui avait refusé d’extrader les « Brigades rouges » dans les années 1980.

Et après la Guerre, Cartonnet mène-t-il une petite vie tranquille en Italie ?

Il devient entraîneur de l’équipe de natation de la LAZIO en 1951… Là, on a des articles en italien et il vit tranquillement à Rome. Mais derrière, on n’a plus d’informations, et même la date de sa mort en 1967 reste hypothétique, car elle n’est pas recoupée. Il faudrait aller en Italie, faire les cimetières, regarder les états civils. En France, en tout cas, il n’y a pas de date de décès.

Avez-vous vu la pièce de théâtre sur Alfred Nakache, « Sélectionné, l'incroyable destin du nageur d'Auschwitz » ?

Habitant à Toulouse, non, je ne l’ai pas vu, et n’ai pas été en contact avec le metteur en scène. Mais cette pièce contribue à la construction de Nakache comme un héros : un héros du sport et un héros de l’histoire.

Autour de cette pièce, de votre livre, quel rôle le sport doit-il aujourd’hui jouer dans le devoir de mémoire ?

On voit que le sport ne met pas à l’abri de la confusion politique. Cela veut dire que des gens comme Nakache et Cartonnet, qui ont pu être copains à un moment donné, peuvent se détester, et même se dénoncer. Cartonnet a pu le dénoncer alors qu’ils étaient proches. Ils s’entraînaient ensemble au SCUF (Sporting club universitaire de France), faisaient des compétitions, étaient sans arrêt ensemble. Concernant le devoir de mémoire, le sport construit des héros, et puis des salauds aussi.

Propos recueillis par Antoine GRYNBAUM