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Les champions n'existent pas pour eux-mêmes, le Tour de France les dépasse

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Le maillot jaune Christopher Froome (à gauche) et Romain Bardet (immédiatement à droite), avec au premier plan John Darwin Atapuma, approchent la ligne d'arrivée lors de l'étape 18 Briançon-Izoard du 104ème Tour de France, le 20 juillet 2017.

Comme tout un chacun, je porte ma part d'affinités saturniennes, j'ai mes accointances avec le melanos, ce bleu si profond qu'il verse au noir.

Bien sûr, cette sourde persuasion d'avoir perdu quelque chose en venant au monde, cette conviction que naître est un arrachement dont nous ne cicatrisons jamais, plombe mon humeur, et tend à ralentir mes projets. Mais c'est aussi, c'est d'abord ce qui les rend possibles. Car cette tristesse fondamentale ouvre l'écart au monde qui en fait un lieu. Elle n'est pas exactement motrice, mais elle m'aspire –et au sens plus strict, il n'y a pas de vie joyeuse. Il n'y a de joies qu'autant que de coïncidences, comme de brèves réconciliations, avec ce qui a été perdu et qu'on passe sa vie à chercher, à renifler.

Quant à moi c'est à vélo que j'ai cru devoir poursuivre cette extase, et il n'y a rien d'étonnant à ce que mes premiers souvenirs –ceux qui raclent au fond de la mémoire– soient peuplés, déjà, de coureurs cyclistes. Leurs chairs torturées oscillant de l'incarnat au violet, se hissant et retombant entre les roues fines, sont les seules choses que j'aie jamais dessinées.

Un éblouissement. Et puis plus rien. Ils ont disparu, ne laissant derrière eux que leur absence assourdissante, vols avortés de gobelets et de papier gras.

La première fois que j'ai vu le Tour de chair et d'os, sans le secours de mes doigts et de mes crayons-feutres, je venais d'avoir cinq ans. J'avais attendu toute la journée, trépignant dans l'herbe de la Pièce d'eau des Suisses dans le parc du Château de Versailles, où mon père et mes oncles jouissaient tranquillement du temps chômé, sur un coude et mâchonnant des brins d'herbe. Autour de nous une foule de visages rougis, de chaises pliantes et d'ouvre-boîtes.

Ça n'a duré qu'un éclair, après l'exaspération déjà, des véhicules les précédant. Ils sont passés comme un souffle, j'ai vu Merckx en jaune, oint d'or chaud, qui trimballait autour de lui le cortège d'épuisés flottant à ras du sol, telles des baudruches au bout de fils qu'il eût tenus entre ses dents maculées de restes. Un éblouissement. Et puis plus rien. Ils ont disparu, ne laissant derrière eux que leur absence assourdissante, vols avortés de gobelets et de papier gras. Odeur de camphre et de beignets. Éblouissants harassements, disparition.

Le Tour, c'est la sieste.

Au fil des ans, mes héros se sont encore désincarnés dans la lucarne de la télé. Je n'ai plus aperçu le Tour qu'à travers le vacillement surchauffé des vacances d'été. Le Tour, c'est la sieste.

Cependant j'ai moi-même enfourché le vélo, puis commencé à disputer des courses, quelques-unes d'abord, et de plus en plus. Les années ont passé. J'ai rêvé de devenir coureur professionnel, et j'ai continué de voir le Tour de loin: lorsque je ne courais pas moi-même, je somnolais devant la télé entre deux entraînements. Tous ces étés d'action forcenée et de torpeurs télévisuelles, de courses et de stores vénitiens traversés par le soleil ont fini par faire histoire dans ma vie d'adulte, et faire de moi, peu ou prou, un "connaisseur" de cyclisme.

Pourtant, je n'ai compris que récemment tout ce que je devais à ces assoupissements. Les vertus quasi divinatoires de la sieste. Comme toutes les histoires qui engagent l'apparente répétition à l'infini du même geste –celui de pédaler– la course cycliste, et à plus forte raison la course par étapes, ne se comprend que sur le mode hypnagogique*. Rien de tel que l'amorce du rêve pour trier les éléments signifiants. Ce qui passe entre vos paupières abruties a toutes les chances de figurer l'essentiel: aussi bien quant au niveau momentané que quant à la trame du récit.

Barguil, Virenque, Robic: avatars magnifiques. Coppi, Merckx, Froome: allégories.

Nous vivons une époque où voir prend trop de place. L'omniprésence liée à la multiplication des points de vue (caméras embarquées, drones, etc.) porte les même défauts que cette peinture "académique" où s'accumulaient détails et "nettetés" de toutes sortes, où les boutons de cuivre des uniformes étaient d'une précision absolue sur tous les plans de profondeur, et que Baudelaire condamna comme "masturbation agile et fréquente, irritation de l'épiderme français" (Salon de 1846).

Ainsi, il y a une façon de regarder le Tour de France qui se détache des circonstances et, peut-être, de l'Histoire -à laquelle on tient tant.

Ce à quoi je tiens moi, c'est à l'immortalité du geste de pédaler.

Ce à quoi je tiens moi, c'est à l'immortalité du geste de pédaler. En quelque sorte, quel que soit leur mérite et l'admiration que je leur voue, les hommes importent peu. Barguil, Virenque, Robic: avatars magnifiques. Coppi, Merckx, Froome: allégories. Ce que je veux voir à travers eux, émaner du plus profond de leur corps, c'est l'étrangeté fascinante de ce faux bond accroupi en quoi consiste le pédalage, et ses subtiles variations au fil de la course.

Voilà pourquoi je ne saurais souscrire à cette théorie de l'Histoire cycliste, qui partage les époques et les générations entre bonnes et mauvaises, entre vertueuses et viciées. Parce que les champions n'existent pas pour eux-mêmes: c'est l'être de la course qui les dépasse et les traverse, se perpétuant à travers eux.

* Etat qui conduit au sommeil (NDLR).

Le livre Le Coureur et son Ombre est sorti en mai 2017 aux Editions Premier Parallèle:

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