Les interactions entre les orques et les plaisanciers ont commencé en 2020. Depuis, elles ont fait payer un lourd tribut aux safrans de nos voiliers et causé de belles frayeurs aux équipages. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Et quelles parades mettre en oeuvre ?
En Bref :
LOIN DES TITRES et des récits à sensations qui ont fleuri dans la presse à l’occasion d’avaries plus ou moins graves touchant des voiliers naviguant dans les atterrages de l’Espagne, du Portugal et plus particulièrement du détroit de Gibraltar, nous avons opté pour une approche pratique du sujet.
Et ce, en répondant à quelques questions simples pour vous aider à mieux préparer votre navigation dans ces parages parfois mal fréquentés…
Commençons par nous intéresser aux raisons de ces interactions qui ont commencé, rappelons-le, en sortie de confinement, c’est-à-dire à la fin du printemps 2020.
Pour cela, nous nous sommes rapprochés de plusieurs ONG qui travaillent d’avril à octobre dans le détroit de Gibraltar et collaborent avec Alfredo Lopez, biologiste espagnol, et son équipe spécialisée dans l’étude des cétacés.
[caption id="attachment_203387" align="aligncenter" width="500"] Illustration DR / Voile Magazine[/caption]
Une foule d'hypothèses
Fin 2020, ils ont été à l’origine du
GTOA :
groupe de travail sur l’orque de l’Atlantique dont le
site internet et les applications disponibles pour
Android et
Apple recensent et compilent toutes les interactions (dates et lieux) transmises via un questionnaire par les skippers confrontés aux orques.
Une liste de préconisations pour limiter les dégâts et savoir comment réagir en cas de dommage est aussi accessible sur ces canaux.
Enfin, une cartographie du risque par zone permet de savoir dans quel coin les dernières interactions ont eu lieu et si le passage devant l’étrave de votre voilier est libre…
Alors qu’en disent les experts du sujet ? Eh bien, nous notons qu’ils ne s’aventurent toujours pas à donner une explication scientifique. Il ne s’agit en définitive que d’hypothèses souvent elles-mêmes contredites par d’autres scientifiques !
Quoi qu’il en soit, la raison qui paraît la plus « crédible » serait celle d’un apprentissage de la chasse, une transmission technique inculquée aux jeunes épaulards par les matriarches du groupe. Le safran des voiliers venant à remplacer le poisson.
[caption id="attachment_203383" align="aligncenter" width="500"] Les interactions entre marin et orques entre 2021 et 2024 © Illustration Voile Magazine[/caption]
Autre explication avancée : la raréfaction du thon rouge, malgré un rebond ces dernières années à la suite de la mise en place de quotas drastiques.
Rappelons que l’orque ibérique (la population est comprise entre 40 et 50 individus), qui se nourrit essentiellement de thons rouges, pourrait voir les bateaux comme un concurrent, une menace existentielle vis-à-vis de leur stock de nourriture.
Animal très proche de l’homme par ses constructions sociales et ses capacités cérébrales, l’épaulard est aussi capable d’inventer des jeux et de reproduire un type de comportement bien spécifique.
Par exemple, il y a quelques années, une autre sous-espèce d’orques habituée des mers froides qui bordent le Canada s’était mise à se promener avec des saumons sur la tête… Incroyable mais vrai ! Avant de se lasser au bout de quelques mois.
Par conséquent, aurait-t-on affaire à un jeu de démolition dont la mode passera d’ici à quelques années ? Le mystère demeure.
Dernière théorie avancée, celle d’un spécimen adulte, Gladys, qui aurait été blessé ou traumatisé par un appendice de voilier. Depuis, il aurait partagé cette crainte à ses congénères, petits et grands, qui cibleraient les bateaux à titre préventif dans l’intérêt de la survie du groupe. Mais là encore, rien qui soit étayé scientifiquement…
Les bonnes idées
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Les mauvaises idées
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Ralentir le bateau |
Déverser du gasoil |
Rester en veille sur le 16 et alerter les secours |
Utiliser des armes à feu |
Adapter son trajet en zone peu profonde |
Jeter des pétards et autres fusées |
Tenter une manoeuvre d’évitement (zigzags) ? |
Intégrer des objets coupants à son safran |
Consulter la cartographie des récentes attaques avant de larguer les amarres |
Se jeter à l’eau |
S’équiper d’un safran de secours |
Tenter de blesser l’orque avec l’hélice du moteur |
En attendant, et peu importe la raison retenue, il nous paraît important de bien insister sur la notion d’interaction et non d’attaque ! En effet, si les chocs du rostre ou des dents de l’animal sur les appendices sont violents et très impressionnants du fait de la puissance qui se dégage de ces petites bêtes de plus de 4 tonnes, il n’y a jamais eu, et tous les témoignages concordent, de volonté de blesser ou de tuer l’être humain.
[caption id="attachment_203385" align="aligncenter" width="500"] Depuis cinq ans, les orques ibériques s’acharnent sur les safrans de nos voiliers. © Sea Shepperd France[/caption]
Sébastien Destremau, ancien concurrent du Vendée Globe, interrogé par nos soins, victime de deux rencontres musclées, dit d’ailleurs exactement la même chose : «
En mai 2022, au large de Barbate, nous avons subi la foudre des orques qui se sont acharnées pendant 50 longues minutes sur nos safrans. Mais je n’ai pas constaté d’agressivité même si elles sont finalement responsables de beaucoup de dégâts et ont occasionné une belle frayeur à bord. On peut imaginer qu’il leur suffirait de pas grand-chose pour nous tailler en pièces si tel était leur objectif. Heureusement, ce n’est pas le cas ! Elles semblent jouer, prendre du plaisir à briser puis découper nos safrans et pousser la quille avant de repartir tranquillement vaquer à leurs occupations ».
[caption id="attachment_203380" align="aligncenter" width="500"] La barre franche de ce Sillage 11.30 n’a pas
résisté à l’assaut des orques, le safran en alu, oui ! © Paul Gury / Voile Magazine[/caption]
Un témoignage corroboré par d’autres expériences, à l’image de notre Sillage 11.30 Diaphani, lui aussi victime d’une rencontre violente avec des épaulards au large du cap Trafalgar le 18 juillet 2022.
Après 15 minutes de chocs violents sur le safran, la barre franche a fini par se casser en deux au niveau du point de fixation du pilote de cockpit.
Là encore pas d’agressivité manifeste mais plutôt l’impression d’être l’objet d’une activité ludique… Nous pouvons en témoigner car nous y étions !
C’est la fin de sa transat que l’Outremer 51 Piment rouge a subi une attaque d’ orque au large de gibraltar .
Vincent Henry nous raconte l’attaque.
Les orques suivent le thon rouge
Penchons-nous maintenant sur les chiffres d’interactions reportés et accessibles sur le site d’
Orcaberica.
Même si certains signalements ont forcément été omis par certains voiliers et d’autres erronés, il reste néanmoins possible de faire ressortir quelques tendances.
Tout d’abord, il est établi que la zone la plus risquée reste celle du détroit de Gibraltar (entre le cap Trafalgar et Tarifa côté espagnol et autour de Tanger pour le Maroc).
Elle concentre la grande majorité des interactions relevées, loin devant (dans l’ordre) la Galice, l’ouest Portugal et le sud-ouest de l’Espagne (voir graphique).
Ensuite, en termes de nombres annuels d’incidents, on constate une vraie diminution en 2024 (133) après un pic en 2023 (190) et deux années en 2021 (137) et 2022 (141) de légères hausses.
Le 13 septembre 2025, un voilier sombre après une attaque au large du Portugal (Image Bernardo Queiroz)
Les parades sont-elles devenues plus efficaces ou mieux suivies, le nombre de voiliers à transiter par Gibraltar (entre 3 000 et 4 000 par an en moyenne) moins important, les orques se seraient-elles lassées de nos safrans ou plus simplement les bancs de thons qu’elles suivent à la culotte se sont-ils déplacés plus au large, là où le trafic est moins dense ?
Cette baisse reste toutefois fragile et devra être confirmée dans les années à venir…
Autre constat, celui qui peut être fait entre saisonnalité et la zone géographique d’interactions.
[caption id="attachment_203378" align="aligncenter" width="500"] Attention, cette orque ibérique ne va pas tarder à plonger pour aller se frotter aux safrans de ce Dufour 50. © S. Destremau[/caption]
On remarque en effet une corrélation entre le nombre de contacts avec les orques, le mois de l’année et la localisation. S’il est sûr que la probabilité de rencontrer des orques augmente avec le trafic – l’été il y a plus de plaisanciers sur l’eau qu’en plein mois de janvier, ce qui induit un plus grand nombre d’interactions – il est plus étonnant d’observer un déplacement des lieux d’interactions au fi l de la saison.
Cela serait dû aux migrations du thon rouge.
Après avoir repris des forces dans les eaux profondes de l’Atlantique pendant l’hiver, le thon aborderait les côtes du détroit de Gibraltar au début du printemps avant de passer en Méditerranée à la mi-juin pour s’y reproduire.
À l’entame de l’été, il repasserait en Atlantique, longerait les côtes espagnoles et portugaises avant de commencer une remontée vers le nord pour finir dans le golfe de Gascogne aux prémices de l’automne.
Suivez les thons rouges, vous trouverez les orques, pourrait-on résumer !
Quoi qu’il en soit, le nombre d’interactions reste faible au vu de la fréquence de passage des voiliers dans ces parages puisqu’on oscillerait sur un taux de rencontres ne dépassant pas les 10 %.
[caption id="attachment_203386" align="aligncenter" width="500"] La hausse des sinistres n’a pas engendré pour le moment d’augmentation des tarifs des assureurs. © S. Destremau[/caption]
Enfin toutes les rencontrent ne se terminent heureusement pas avec des dégâts, loin de là, le taux ne dépassant pas les 25 à 30 %.
Enfin, les cas de naufrage sur rupture de l’étambot ou du tube de jaumière sont toujours très rares et les personnes embarquées dans le radeau de survie en aucun cas attaquées par les orques. De quoi relativiser la situation et garder son sang-froid…
D’autant que des parades plus ou moins efficaces ont le mérite d’exister.
Par exemple,
Orcaiberica et les autorités espagnoles et portugaises, du moins de 2021 à 2023, recommandaient de stopper le navire, de déconnecter le pilote automatique, de s’éloigner de la barre dont les mouvements anarchiques peuvent engendrer des blessures, de garder le contact VHF avec les secours avant d’attendre dans le calme la fi n de l’interaction. L’objectif étant de lasser les orques et de limiter les dégâts avec une vitesse réduite.
[caption id="attachment_203382" align="aligncenter" width="500"] Interactions par mois sur 4 ans © Illustrations / Voile Magazine[/caption]
Depuis fin 2023, les Espagnols conseillent de quitter au plus vite le lieu de rencontre en mettant les gaz.
Sébastien Destremau, lui aussi, préconise de mettre le moteur en marche et de réaliser des zig-zags pour empêcher les orques de s’acharner sur un safran immobile.
En plus de cette manoeuvre d’évitement, il conseille de jeter du sable dans l’eau pour diminuer la visibilité et même de préparer des feux à mains à immerger pour les effrayer (fumée et chaleur).
Reste la question de la législation qui protège les orques ibériques, cette sous-espèce étant en danger d’extinction. Cette technique a visiblement fonctionné la première fois mais pas la deuxième… Quant aux pêcheurs du coin, ils affirment que mettre un homme à la mer les fait fuir très rapidement.
ARTE consacre un reportage aux orques de Gibraltar :
Qui pour tenter le coup ?
Il est aussi possible d’adapter son trajet (du moins dans la zone espagnole du détroit de Gibraltar), de longer la côte sur des sondes ne dépassant pas les 20 mètres puisque l’orque chasse le thon rouge dans des profondeurs comprises entre 20 et 500 mètres.
Attention toutefois en cas de houle car ce passage oblige à naviguer à quelques encablures de la plage et il faudra en plus prendre garde aux madragues, ces grands filets fixes qui servent à la pêche aux thonidés.
[caption id="attachment_203384" align="aligncenter" width="500"] Interactions par zone sur 4 ans © Illustration / Voile Magazine[/caption]
Embarquer un safran de secours ?
En dehors de cette zone, le long du Portugal par exemple, il est très difficile, voire dangereux, de rester en eau peu profonde puisque les fonds tombent à pic, il sera donc nécessaire de rester dans les zones de 1 000 mètres et plus.
Parmi les choses à ne pas faire, notons de déverser du gasoil dans l’eau qui est, en plus d’être interdit par la
Marpol (réglementation internationale sur la pollution maritime), totalement inefficace.
Quant aux pétards et autres armes à feu, il est illégal d’en faire usage, l’orque ibérique étant une espèce protégée. Vous risquez de les blesser et de créer pour le coup un comportement agressif de leur part. Idem pour les safrans équipé de pics et autres objets contondants immergés…
Enfin, la vitesse ne risque-t-elle pas d’augmenter la puissance des coups assénés par les orques ?
A chacun sa vision des choses et sa stratégie. Précisons, enfin, que la couleur des antifoulings n’y change rien puisque l’orque ne distinguerait pas clairement celle-ci sous l’eau.
Reste à partir à la barre d’un voilier marin. Nous avons interrogé plusieurs chantiers qui nous ont confirmé que la solidité de construction des safrans permettait de limiter la casse.
Ainsi,
Alubat n’a eu à déplorer qu’une mèche tordue et deux décalages de safran… L’aluminium restant de loin le matériau le plus résistant aux interactions.
Les voiliers avec compartiment étanche à la poupe – comme les 38 et 39 FC de chez
JPK Composites – seront moins vulnérables.
Il est aussi avéré que les safrans suspendus restent beaucoup plus fragiles que ceux sur aileron (skeg). Logique, ceci dit !
Autre solution, prendre à bord un safran de secours comme celui développé par Bernard Mallaret (
X Rudder,notre test ici ) dont nous avons fait le test ICI.
À noter : Le point de vue des assureurs
La hausse des sinistres a-t-elle entraîné des conséquences sur la valeur des primes et la qualité des polices d’assurance ?
Chez
Pantaenius, les contrats n’ont pas évolué et les coûts restent identiques. Des dégâts à la suite d’une rencontre avec des orques relèvent toujours de la couverture « collision avec un objet flottant » avec application de la franchise stipulée dans le contrat d’assurance souscrit (sauf pour ceux en RC).
L’assureur allemand comptabilise à ce jour 30 sinistres déclarés dont deux pertes totales...
Pour la société
April Marine, les interactions avec des orques qui conduisent à des sinistres sont toujours assurées (assistance, réparation et remoquage) par les contrats multirisques sous l’appellation « heurt avec un OFNI », si l’événement s’est produit dans la zone de couverture définie au contrat. En sont exlus les contrats en Responsabilité civile.
Des préconisations de sécurité sous la forme de fiches de bonnes pratiques sont d’ailleurs mises à la disposition des assurés et consultables sur leur site internet.
Un seul naufrage a été déploré en cinq ans.