Il est bleu, vorace, rapide et a colonisé en quelques années nos lagunes, nos estuaires et nos côtes. Callinectes sapidus, plus connu sous le nom de crabe bleu, est en train de bouleverser les équilibres écologiques et économiques de nombreuses zones littorales en Méditerranée. Originaire du continent américain, ce crustacé est vite apparu comme un véritable fléau pour les écosystèmes méditerranéens.
Photos de Kevin Gueniot.
Le
crabe bleu n’est pas une espèce indigène en Méditerranée. Il provient de la côte est de l’Amérique du Nord, du Canada jusqu’à l’Argentine, où il est pêché et consommé depuis des siècles.
Son arrivée en Europe résulte d’un processus classique pour de nombreux animaux marins : le transport par les eaux de ballast des navires marchands. En déversant ces eaux dans les ports méditerranéens, ces bateaux ont involontairement introduit des larves de crabes dans un milieu favorable à leur développement.
Si sa première apparition documentée en Europe remonte aux années 1940, ce n’est que récemment que les populations de crabes bleus ont connu une véritable explosion, notamment sur les côtes espagnoles, italiennes et françaises.
En France, on l’observe désormais régulièrement en Camargue, dans le golfe du Lion et en Corse, où sa présence se fait de plus en plus forte dans la quasi-totalité des zones lagunaires, étangs et embouchures. Il faut dire que ce crustacé possède des qualités d’adaptation remarquables : il tolère une large gamme de températures, de salinités, et se reproduit très rapidement.
[caption id="attachment_203094" align="aligncenter" width="500"] © K. Gueniot[/caption]
Un profil de super-prédateur opportuniste
D’un point de vue biologique, le
crabe bleu est une espèce taillée pour survivre.
Sa carapace peut mesurer jusqu’à 23 cm de large, et ses longues pattes latérales, plates et bordées de poils rigides, lui servant de nageoires, lui permettent de se déplacer rapidement et efficacement, y compris dans des milieux calmes comme les lagunes ou les embouchures de fleuves. Mais c’est surtout son régime alimentaire qui en fait un compétiteur redoutable.
Omnivore et opportuniste, le crabe bleu consomme tout ce qui est à sa portée : coquillages, petits poissons, vers, crevettes, matières organiques mortes, oeufs… Il n’hésite pas à attaquer des proies plus grosses que lui, à s’en prendre à d’autres variétés de crabes et à perturber directement les cycles de reproduction des espèces locales.
Résultat : là où il s’installe, il modifie l’écosystème, notamment en entrant en compétition avec des groupes autochtones comme le crabe vert ou certaines crevettes grises.
Autre élément notable : sa fécondité exceptionnelle.
Une femelle peut pondre entre un et deux millions d’oeufs à chaque ponte, plusieurs fois dans sa vie.
Ces oeufs, après éclosion, donnent naissance à des larves planctoniques qui vont dériver pendant plusieurs jours avant de se fixer et de grandir dans des habitats adaptés.
C’est cette capacité à se reproduire massivement qui rend la régulation de l’espèce aussi complexe.
[caption id="attachment_203093" align="aligncenter" width="500"] © K. Gueniot[/caption]
Un fléau pour certains, une ressource pour d’autres
Les premières alertes sont venues des pêcheurs professionnels dans la dernière décennie.
En Camargue, dans l’étang de l’Or ou celui de Thau, puis en Corse et sur la côte catalane, ils ont commencé à retrouver des crabes bleus dans leurs filets – souvent en grand nombre.
Si au départ la surprise pouvait prêter à sourire, elle a rapidement laissé place à la frustration : le crabe bleu endommage les filets, dévore les captures avant leur relevage et finit par rendre certaines techniques de pêche impraticables.
En Italie, il est même la source de l’explosion du prix des palourdes dont sont friands les Italiens, celles-ci devenant très rares depuis l’invasion du crabe bleu, qui s’en nourrit copieusement.
Mais très vite, d’autres pêcheurs y ont vu une opportunité. Car si en France la consommation du crabe bleu reste confidentielle, aux États-Unis et au Mexique, il est considéré comme un mets de choix.
Sa chair, à la fois fine et abondante, est très appréciée en cuisine. À tel point que la pêche du crabe bleu constitue outre-Atlantique une filière économique à part entière. Pourquoi ne pas faire de même en Méditerranée ?
Ainsi, plusieurs initiatives ont vu le jour pour expérimenter des techniques de capture spécifiques (nasses, casiers, appâts ciblés) et tester les débouchés commerciaux.
Des restaurateurs se sont prêtés au jeu, en proposant des plats à base de crabe bleu sur leurs cartes, et des consommateurs curieux ont découvert cette chair délicate, proche de celle du tourteau, mais avec des arômes plus subtils.
Une valorisation encore fragile
Malgré cet engouement naissant, la valorisation du crabe bleu en France reste balbutiante.
Plusieurs obstacles freinent son intégration dans les filières classiques : la méconnaissance du produit par les consommateurs, l’absence de normes claires sur sa pêche et sa commercialisation, les difficultés de transformation (le crabe est compliqué à décortiquer et à conserver), ou encore le manque d’organisation dans la chaîne logistique.
Pourtant, les signaux sont encourageants. Des coopératives de pêcheurs commencent à structurer une offre, à travailler avec des transformateurs locaux, et à promouvoir le crabe bleu comme une « nouvelle ressource durable ».
Des projets pilotes sont en cours pour former les pêcheurs, améliorer les techniques de capture et sensibiliser le grand public aux enjeux liés à cette espèce.
La clé réside sans doute dans une approche intégrée : considérer le crabe bleu non pas seulement comme une menace, mais aussi comme une opportunité.
À condition de ne pas tomber dans l’excès inverse : une exploitation trop intensive pourrait générer d’autres déséquilibres, ou banaliser une espèce qui reste, malgré tout, invasive.
[caption id="attachment_203092" align="aligncenter" width="500"] © K. Gueniot[/caption]
Gérer sans subir : une question d’équilibre
Face à la prolifération de ce crustacé, les scientifiques et les gestionnaires environnementaux appellent à la prudence. Le crabe bleu est classé parmi les espèces exotiques envahissantes par plusieurs organismes européens. Il figure dans les discussions des groupes de travail sur la biodiversité marine, et fait l’objet de recherches actives pour mieux comprendre sa dynamique de population, ses interactions avec les espèces locales, et son impact à long terme sur les écosystèmes.
Des campagnes de surveillance sont déjà en place dans plusieurs régions (Camargue, Corse, Languedoc-Roussillon), et des programmes expérimentaux ont vu le jour pour tester des méthodes de régulation, de pêche ciblée ou même de piégeage massif.
Mais les experts sont clairs : il est illusoire de vouloir éradiquer totalement le crabe bleu. Il est désormais bien installé, et son expansion semble difficile à freiner. Il faut donc apprendre à « vivre avec », en développant des stratégies de gestion raisonnée, en sensibilisant les pêcheurs et les usagers du littoral, et en structurant des filières de valorisation cohérentes et durables.
Comment pêcher le crabe bleu ?
La pêche du crabe bleu peut se révéler aussi fructueuse que délicate. Ce crustacé se prend généralement à l’aide de casiers, de nasses appâtées, ou encore au filet dans les zones peu profondes.
Une méthode très efficace et ludique consiste à pratiquer la pêche de nuit, avec une lampe frontale ou une torche puissante et une, voire deux épuisettes. Le crabe bleu, actif à la tombée de la nuit, peut alors être repéré dans l’eau claire peu profonde et capturé à vue, sur le sable ou parmi les herbiers. Il est très rapide et furtif, mais en mettant une épuisette de chaque côté (son sens de déplacement) il n’est pas rare d’enchaîner de nombreuses prises !
[caption id="attachment_203089" align="aligncenter" width="500"] Le crabe bleu se prend généralement à l’aide de casiers, de nasses appâtées, ou encore au filet dans les zones peu profondes. © K. Gueniot[/caption]
Bien que cette approche soit accessible à tous, elle nécessite un maximum de précautions.
Le crabe bleu possède des pinces redoutables, capables de sectionner un doigt ou d’infliger des blessures sévères en une fraction de seconde. Il est donc impératif de porter des gants renforcés pour le manipuler et d’utiliser des pinces ou un crochet pour sécuriser les plus gros spécimens avant de les placer dans un seau ou un vivier.
Les mâles, plus grands et plus combatifs, demandent une attention particulière. Attention également, dans les zones qui sont vraiment envahies, à ne pas se faire pincer au niveau des pieds et des jambes lors de l’évolution dans l’eau en action de pêche.
Comment cuisiner le crabe bleu ?
[caption id="attachment_203090" align="aligncenter" width="500"] Quelle que soit la façon de le préparer, il est préférable de le nettoyer afin d’enlever les restes de vase parfois présents au niveau des pattes © K. Gueniot[/caption]
Le crabe bleu, avec sa chair fine et délicate, peut être dégusté de manière simple pour apprécier pleinement sa saveur.
Quelle que soit la façon de le préparer, il est préférable de le nettoyer afin d’enlever les restes de vase parfois présents au niveau des pattes.
La méthode la plus courante pour le cuisiner est de le faire bouillir dans une grande marmite d’eau salée. Après l’avoir plongé dans l’eau bouillante, faites-le cuire pendant environ 15 à 20 minutes, jusqu’à ce que la carapace devienne d’un rouge éclatant.
Ensuite, il est recommandé de le laisser refroidir légèrement avant de procéder à son décorticage.
Ôtez soigneusement la carapace, les branchies et les diverses impuretés, puis extrayez la chair des pinces et du corps.
Tendre et goûteuse, elle peut être dégustée telle quelle, assaisonnée d’un peu de sel, de poivre et d’un filet de jus de citron, ou accompagnée d’une mayonnaise maison, ou encore incorporée dans tous types de plats en sauce. Une autre façon raffinée de savourer le crabe bleu consiste à le préparer une bisque. Cette soupe crémeuse, bien que légèrement longue à préparer, s’avère particulièrement succulente.
Pour réaliser une bisque de crabe bleu, commencez par faire revenir dans une casserole les carcasses de crabes, préalablement nettoyées et couper en petits morceaux à l’aide d’un sécateur par exemple, avec des légumes comme des oignons, des poireaux et du céleri. Une fois la couleur rouge obtenue, il est possible de flamber la préparation avec un alcool fort comme du cognac, de l’armagnac ou encore du pastis.
Ajoutez ensuite du vin blanc, et laissez mijoter pour extraire toutes les saveurs.
Une fois la réduction faite, ajoutez du fumet de poisson et du concentré de tomate, ainsi que de la pulpe de tomates. Laissez alors mijoter longuement. Une fois le bouillon bien infusé, il faut tout mixer à l’aide d’un mixeur de bonne qualité, capable de broyer les carcasses de crabes.
Filtrez ensuite la préparation pour ne conserver que le liquide, puis incorporez de la crème entière et laissez réduire légèrement pour obtenir une texture veloutée. Cette bisque peut alors se déguster telle quelle, mais elle est particulièrement bonne dans un risotto, ou pour faire cuire des pâtes, sur lesquels on viendra déposer la chair des pinces qui ont pu être mises de côté par exemple.
À noter qu’il faut environ 1 kilo de crabes pour sortir 1 litre de bisque, et que celle-ci peut facilement être stockée dans des bouteilles et congelée afin de surprendre vos invités quand bon vous semble !
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