Etions-nous les derniers sur l’immense Crête de Couspeau ?
Samedi 8 mars 2025, journée internationale des droits des femmes. Ceci n’ayant aucun rapport avec cela, par hasard ce jour-là a été programmée la traversée partielle de l’immense crête de la Montagne de Couspeau (Drôme). Par hasard ? pas tout à fait. En réalité, nous devions parcourir cet itinéraire le lendemain dimanche, à 14 randonneurs, mais la mauvaise météo annoncée nous obligea à ravancer d’un jour, d’où les nombreux empêchements donc désinscriptions ; le groupe s’est alors retrouvé amputé de sa moitié. Sans compter celui qui eut une panne d'oreiller. Quel dommage pour les absents, privés de cette folle journée d’aventure dont nous avons été les acteurs privilégiés.
Autorisation exceptionnelle ?
L’organisation de cette journée a été ponctuée de problématiques inattendues, dont la météo n’a pas été la seule en cause. En téléphonant à l’office de tourisme local pour vérifier que la neige avait bien fondu à la Montagne de Couspeau, nous avons soulevé malgré nous un débat - celui que nous voyons naître de plus en plus dans nos montagnes : l’interdiction d’accès aux randonneurs. En effet, l’office de tourisme m’avertit qu’en principe l’interdiction aux randonneurs vaut « toute l’année », et me propose de le vérifier. Ca alors ! L’IGN devra-t-il alors modifier sa cartographie des sentiers sélectionnés et balisés ? Nous avions bien remarqué sur des sites web cette interdiction du 1er mai au 31 octobre, en raison de la saison d’estives lorsque les troupeaux de moutons en altitude sont gardés par leurs fidèles soldats poilus blancs nommés « patous », mais en mars nous pensions être dans l’autorisation. L’ office de tourisme m’adresse divers mails, me demande d’où je viens et la taille du groupe. Je montre patte blanche, précise que la taille du groupe va probablement diminuer (changement de jour dû à la météo), et je lui vends notre sens des responsabilités, du respect des lieux, et nos compétences en matière de sécurité. En raison des difficultés pour joindre l’exploitant fermier et le maire, on me promet une réponse « au plus tard jeudi » sur la possibilité ou non de randonner sur la Montagne de Couspeau. Vu le délai très court avant le jour de rando, nous prévoyons avec Philippe, co-encadrant, un plan B vers leurs voisins Les Trois Becs - au risque de décevoir les randonneurs qui connaissent l’un mais pas l’autre…
Contre toute attente, moins de deux jours avant le départ, nous parvient une autorisation de randonner sous une condition : « L’exploitant fermier décline toute responsabilité ». Quelle bonne nouvelle, assortie d’un mot très encourageant, le souhait d’une belle journée de randonnée. A nous la Montagne de Couspeau !
Ambiance provençale
Depuis le Col de Gourdon, après quelques kilomètres descendants qui évitent une approche trop longue en voiture, le choix de sentiers parmi un réseau complexes de chemins, nécessite une approche cartographique sûre ; or la bonne préparation n’a pas empêché bavardages et manque de vigilance sur place, avec effet de rebrousser chemin une fois ou deux. Nous nous dirigeons vers le col Soubeyrand 1018m (ou col de Soubeyrand ?). Sur ce versant ouest, le terrain est sec et pierreux, la végétation maigre et rabougrie, majoritairement de petits chênes et hêtres, en accord parfait avec le terrain. Partis de Lyon, on se sent presque en Provence, en tout cas à la frontière septentrionale de notre région Rhône-Alpes-Auvergne ; nous sommes en Drôme provençale, d’ailleurs les Baronnies sont proches. Les chercheurs naturalistes confirment la face « provençale » (INPN, Inventaire national du patrimoine naturel) : "La montagne de Couspeau est formée d'un anticlinal qui dessine une longue crête dénudée orientée nord-sud. Sur ses versants, les contrastes sont très marqués entre la végétation xérophile (recherchant la sécheresse) de hêtraie-chênaie méditerranéenne, et la végétation montagnarde avec la hêtraie-sapinière relique de la forêt de Rochefourchat. La montagne de Couspeau se révèle être un site très intéressant pour les formations végétales de pelouses. Les prairies sont pâturées par un troupeau d'ovins en estive. Le site abrite aussi une petite population de Chamois."
Le soleil, parfois voilé, et un petit vent frais accompagnent le début de notre randonnée. A titre exceptionnel, nous – les privilégiés sous autorisation - oublions tous ces panneaux affichés aux carrefours.
Après une dizaine de kilomètres arrive le col (de) Soubeyrand enfermé dans un bois, qui ne dévoile aucun paysage. Nous bifurquons en direction du nord, l’objectif étant la crête qui culmine entre 1350 et 1550m, et chemine par de nombreux petits sommets tantôt confidentiels tantôt bien marqués.
Glacière et ammonites
Un objectif intéressant que nous nous étions fixés était d’aller voir une glacière répertoriée, mais dans un terrain raide hors sentier, à mi-chemin vers la crête - au total 220m de dénivelé de pente raide et sauvage jusqu’à la crête. L’intérêt est tant cartographique que géologique, une petite aventure de courte durée pour admirer un site naturel qui a servi aux hommes. Dans les faits, notre épisode va se transformer en aventure de moyenne-trop longue durée. Il est environ 13h ; en attendant de pique-niquer, nous grignotons ; la préférence du groupe est de déjeuner sur la crête. A un cairn stratégique, nous quittons le sentier principal. Une vague sente raide et inconfortable dans des caillasses calcaires blanches typiquement provençales elles aussi, nous permet de remarquer au sol de nombreux morceaux d’ammonites fossilisées. Tous les massifs calcaires de Chartreuse et Vercors en regorgent, disent les géologues. Voyage dans l’histoire de 350 millions d’années… La Montagne de Couspeau elle aussi s’élève donc sur un sol karstique.
Au fur et à mesure que nous nous élevons dans la pente raide, nous nous trouvons vite prisonniers d’une végétation très dense de broussailles, buis et petits chênes en souffrance, aux branches mortes volumineuses enchevêtrées, barrant notre passage. C’est une petite épreuve de nous frayer un chemin, bien que les racines de buis solidement ancrées dans le sol nous aident à nous hisser. Cet environnement difficile nous surprend un peu car la carte aérienne consultée à la préparation montrait une végétation plutôt clairsemée dans de belles zones dégagées. Mais comme le rappelle Philippe, les images ne sont pas d’hier… et la végétation évolue. Sans doute dévions-nous un peu trop à droite au moment où la trace se perd, et nous avons beau revenir sur la gauche, les barrières de végétation continuent à ralentir notre progression pour contrarier nos plans, outre la difficulté physique de monter en escaliers. Tous nos efforts nous mènent bien dans le périmètre de la glacière vers 1280m (vérification avec notre amie Iphigénie), mais au milieu de cette jungle provençale, impossible de la trouver avec précision. Dans la préparation « technologique », il aurait été simple de relever les coordonnées géographiques de la glacière – sauf que sa localisation est imprécise sur la carte Iphigénie Géoportail, non répertoriée dans les topos, et nous avons oublié le relevé de la carte aérienne (le contrôle au retour démontrera qu’on est vraiment passés à côté).
L’heure tourne, cet épisode court en théorie nous fait perdre beaucoup de temps, et il nous reste encore quelques heures de randonnée et du kilomètre. Par conséquent, décision est prise de ne plus chercher la glacière mais d’achever cette pénible ascension vers la ligne faitière de la crête. Arrivés en haut, deux bonnes surprises : d’abord une « sente ». Etroite et floue parmi les arbustes, haies de buis et roches calcaires, au moins elle nous libère du parcours du combattant que nous venons de suivre, et nous permet enfin de marcher horizontalement et dans un meilleur confort, moyennant attention prêtée au précipice à main droite.
Parenthèse : si à l’avenir l’on interdit l’accès aux randonneurs, il est à craindre que cette sente de crête - déjà pas large, non balisée, rarement empruntée - disparaisse vite en laissant la végétation reprendre ses droits.
La crête n’est pas encore paysagère, quelque peu enfermée dans la végétation. Après un pique-nique de courte durée en début d’après-midi dans une trouée ensoleillée, puis reprise de la marche, d’un coup – c’est la 2e surprise - une profonde glacière non répertoriée s’offre à notre passage, comme une récompense des efforts.
Après quelques ressauts rocheux nous voilà enfin à découvert avec un paysage immense à perte de vue. Les visages retrouvent leurs sourires.
A la sortie de la forêt un névé minuscule témoigne d’une (rare ?) chute de neige, en cet hiver si sec qui n'est pas encore terminé.
Une crête immense de fin de journée
Au fur et à mesure que nous avançons et nous retournons, les horizons bleutés ondulent au loin à l’infini en une succession de plans. Le bonheur montagnard arrive à qui sait patienter. Nous nous retrouvons en terrain plus familier. La crête qui s’élargit ressemble parfois à un plateau.
Le caractère « roulant » du chemin de crête nous permet de gagner du temps et d’avancer vite car l’heure tourne, 16h30, 17h… on sait qu’il fait nuit vers 19h, on calcule à la louche la distance et le temps restants. Sous nos pieds défilent des petits sommets et des petits cols, Serre Délègue dont nous évitons la pointe, le Col de Puzaou et la Grande Plaine.
Serre Délègue sur la crête de la Montagne de Couspeau (vue sud-ouest).
Nous apprécions la beauté de cette immense crête et les paysages infinis, en même temps que la fraîcheur du soir qui commence à caresser nos visages et traverser nos vestes. Cette Montagne de Couspeau a assurément une grande allure, elle s’impose et mérite le détour. Le Grand Delmas au bout de la crête nous paraît très loin, puis notre allure nous permet rapidement de raccourcir ces distances. Nous faisons quelques « points de vigilance », le temps d’envisager un plan B et le laisser mûrir.
Nous goûtons avec bonheur le plaisir de randonner absolument seuls sur cette gigantesque et large crête, et - chose inhabituelle voire inédite dans nos randonnées - l’autre plaisir d’assister à la tombée du jour et bientôt au coucher du soleil. L’ambiance est magique et nous sort de l’ordinaire. Nous écoutons ce silence de la montagne amplifié par les ombres toujours plus allongées des rares arbres sur la crête et des ondulations du terrain, et ressentons l’atmosphère particulière de fin de journée ensoleillée. Cette ambiance rare nous procure des sensations inhabituelles, et le groupe plutôt calme en profite pleinement. La crête dorsale aux larges épaules s’étire comme pour s’allonger avant la nuit.
Vue sud-est
Vient un point de crête où les Trois Becs nous arrivent droit devant, verticale, dans une posture majestueuse de fin de journée, face abrupte dans l’ombre du versant Est. Le sud Vercors et le Dévoluy, enneigés, pointent à l'horizon. La vue alentour à presque 360° nous émerveille en même temps que la fraîcheur nous enveloppe. Personne à l’horizon.
Les Trois Becs
Retour sur terre … à nos calculs qui nous prédisent une arrivée au Grand Delmas vers 18h30 pour y grimpouiller quelques rochers. Par prudence, sur décision sage de notre binôme, nous allons l’éviter en raison de la pénombre de fin d’hiver qui pourrait nuire à notre sécurité, et en raison de l’absence de marge horaire. Il est temps d’emprunter en contrebas une série de pistes qui, certes, vont nous rallonger et feront déborder notre contrat kilométrique descendant et ascendant … mais au moins seront faciles et évidentes du point de vue itinéraire. Nous risquons d’arriver de nuit à la route. Et en effet vers 19h lorsque nous terminons notre chemin, la nuit arrive. Mais la lune veille lorsque nous devons remonter les 2 km de route jusqu’au parking.
Nous avons parcouru 26 km avec 1500 m de D+, randonnée plutôt de catégorie 3. L’on peut conclure que le rendez-vous le matin aurait dû être prévu au plus tard à 6h30 au lieu de l’horaire paresseux de 7h – la route étant longue vers la Drôme. Nous ramenons nos courbatures et le résultat des égratignures gagnées au franchissement des denses broussailles de la Montagne de Couspeau.
Une faim de loup
Sur la route de retour, un arrêt à Crest s’impose pour se réhydrater car nous sommes à sec après la longue journée de 10h. Dans le premier grand bar du centre, à peine passons-nous la porte vitrée que tous les regards d’une grande tablée se posent vers nous. Tiens donc ! la bande à Abdel, Véro, Alain… les grimpeurs du CAF de Lyon-V. sont là, attablés autour d’une pizza, après leur journée d’escalade à Saou. Nous sommes fatigués, les jambes endolories, l’idée d’une pizza nous inspire aussi, la soif et la faim l’emportent, et personne ne se fait prier. Nous voilà rapidement servis - ainsi la journée de montagne s’achève en compagnie connue et autour d’une pizza très chaude et bien bonne que nous dévorons. La Drôme aura été accueillante et méritera nos remerciements.
Les derniers
Nous étions bien les derniers ce samedi sur la montagne de Couspeau, mais qui sait si nous ne serons pas les derniers randonneurs de ce monde si elle est désormais interdite et strictement réservée aux rares habitants, fermiers, bergers, moutons, patous, chamois et autre faune sauvage ?
Brigitte, mars 2025