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Danse: les chefs-d’œuvre de Martha Graham à Paris

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Pour célébrer un siècle d’existence, la Martha Graham Dance Company revient enfin en France pour y démontrer la pérennité des grandes œuvres de la Parque américaine…


Jamais avant elle la danse ne s’était élevée au niveau de la tragédie antique.  Mais lorsque Martha Graham se pencha sur les grandes figures féminines de la mythologie grecque, Phèdre, Clytemnestre, Andromaque, Médée, Jocaste ou Cassandre, elle se rangea d’emblée à la hauteur d’Euripide et de Sophocle. Ou encore de Racine.

Des héroïnes antiques, la Parque américaine aura su l’art de dépeindre les passions les plus violentes, les douleurs les plus extrêmes, les plus déplorables destinées. Parfois encore leurs crimes les plus monstrueux, mais des crimes le plus souvent suscités par la brutalité, l’ambition, l’égoïsme des hommes.

Déjà cogne le drame

À l’instar des grands tragiques grecs, dès le lever du rideau, la chorégraphe propulse le spectateur sur une scène où déjà cogne le drame. La crise est à son paroxysme. Tout annonce un accomplissement fatal qu’elle dessinera avec une force, une éloquence inouïes.

Elle le fait avec une telle puissance, un tel sens du théâtre que durant des décennies quelques-unes des plus grandes actrices américaines viendront auprès d’elle s’enrichir de ce jeu dramatique pour instiller ainsi tout un expressionisme grahamien dans le cinéma de la grande époque d’Hollywood.

Aux États-Unis, on a pleine conscience de la grandeur de Martha Graham. Elle figure, selon les sondages d’opinion, parmi les icônes de la courte histoire du pays. Cela n’a pas empêché qu’à sa mort,  en 1991, aussi éclatante que soit sa réputation, sa compagnie ait manqué de sombrer, tant à cause du désintérêt des pouvoirs publics américains pour qui la culture ne sera jamais une priorité, que par la gestion maladive de celui qui s’était fait l’héritier de la chorégraphe. Même le légendaire studio de New York où furent conçus tant de chefs d’œuvre sera misérablement vendu pour qu’un immeuble de rapport soit bâti à son emplacement. Aux Etats-Unis, l’Histoire s’efface devant l’appât du gain.   

Il y a déjà tant d’occasion de souffrir…

Aujourd’hui cependant, par un singulier miracle, la compagnie perdure dans on ne sait quelles périlleuses conditions. Mais elle survit, un siècle après sa création en 1927, grâce à la foi, à la passion des interprètes de Martha Graham qui savent la valeur de cet héritage. Ce sont des femmes le plus souvent, magnifiques artistes qui se sont sacrifiées pour maintenir un répertoire qui devrait d’ailleurs être impérativement classé par l’Unesco au patrimoine culturel immatériel de l’Humanité.

Lorsque Merce Cunningham, pour suivre sa propre voie et désavouer par là-même tout le travail de Martha Graham, quitta la compagnie de cette dernière où il avait été un extraordinaire danseur, ce fut pour elle un crime digne des Atrides. Et quand on lui demandait pourquoi elle n’allait jamais voir le travail du transfuge entretemps devenu célèbre, elle rétorquait qu’il y avait déjà tant d’occasions de souffrir dans l’existence qu’il était fou de s’en infliger de supplémentaires…

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Cependant, par une curieuse ironie du sort, c’est sa compagnie qui désormais occupe à Westbeth, dans le Village, les célèbres studios de la Merce Cunningham Dance Company désertés avec la dissolution de cette dernière et où venaient naguère en pèlerinage la plupart des acteurs de la danse contemporaine.

C’est donc à Westbeth, sous la conduite de Beverly Emmons, qu’on a répété les grandes pièces au programme de cette tournée que sont Cave of the Heart, Errand into the Maze, Diversion of Angels ou Chronicle.                 

On y a travaillé aussi des nouveautés commandées à des auteurs d’aujourd’hui pour ne pas figer la Martha Graham Dance Company dans une situation muséale et pour permettre aux danseurs de se confronter aux délices comme aux affres de la création.

Égorgé, décapité, émasculé, écrasé

Découvrir des chorégraphies d’Hofesh Shechter comme Cave ou de Jamar Roberts comme We the people,  exécutées par des interprètes qu’on espère aussi remarquables que le furent leurs prédécesseurs est une chose.

Redécouvrir des chefs d’œuvre de Martha Graham dont elle a également créé les costumes d’une rigueur qui les fait échapper à l’influence des modes, est toute autre chose. Et deux de ces chorégraphies appartiennent à ce cycle grec où elle fut, selon la formule consacrée, au sommet de son art.

Sur une partition de Samuel Barber, dans un décor d’Isamu Noguchi et sous les lumières de Jean Rosenthal, Cave of the Heart ( 1946) un titre qu’on pourrait traduire par Les profonds recoins du cœur, met en scène Médée violemment confrontée à l’amour naissant de son époux, Jason, l’Aeolide, pour Creüse, fille du roi de Corinthe. Dévorée par la jalousie et par l’indignation causées par la lâche trahison et l’ingratitude du héros à qui naguère elle avait tout sacrifié pour lui permettre de dérober la Toison d’Or, Médée y fait exploser sa fureur et son désespoir. Par l’horreur de ses crimes, la femme triomphe amèrement du mâle honni, ce qui fera dire à l’un de ces athlétiques danseurs qu’affectionnait la chorégraphe que durant toute sa carrière auprès d’elle, il ne se sera pas trouvé de spectacle où il n’ait été égorgé, décapité, émasculé ou écrasé avec la plus consciencieuse férocité.

Tout ce que j’ai fait est dans chaque femme

Sur une partition de Gian Carlo Menotti et toujours sous les éclairages de Rosenthal, Errand into the Maze (Errance dans le labyrinthe, 1947), se déploie dans une scénographie du même Noguchi pour qui les sinuosités d’une simple corde évoquent les méandres du dit labyrinthe, et de gigantesques ossements son entrée. Et ce n’est pas Thésée parti à la recherche du Minotaure qu’évoque ici la chorégraphie, mais bien Ariane demeurée en retrait du combat, en proie à une terreur et à une anxiété qu’elle parvient finalement à vaincre.  D’Ariane, Martha Graham a fait  la Femme ; de la corde, le cheminement de sa pensée dans le dédale de son subconscient ; du Minotaure ses terreurs ; de la victoire sur le monstre sa libération. Le tout dans des enchaînements magistraux qui, comme dans la tragédie classique, illustrent la crise parvenue à son dénouement. Et dans un vocabulaire d’une extrême densité, sobre malgré sa prolixité, en ce sens où rien ne soit essentiel de ce qui a été dessiné par la chorégraphe.

« Tout ce que j’ai fait est dans chaque femme, avancera Martha Graham. Chacune est Médée, Jocaste, Judith, Phèdre ou Clytemnestre ».

La force et la dignité d’une femme face à l’idéologie nazie

Diversion of Angels (1948) sur une partition de Norman Dello Joio, chante l’amour sous ses diverses formes au sein de trois couples, amour strictement hétérosexuel, puritanisme de l’époque oblige. 

Cependant que Chronicle (1936) permet d’entrevoir l’engagement politique dont fit preuve Graham. Alors que des athlètes du monde entier se précipitaient à Berlin sans trop d’états d’âme pour participer aux Jeux Olympiques de 1936 organisés par les nazis, Graham eut la dignité de refuser l’invitation que les répugnants maîtres de Berlin lui avaient faite de s’y produire avec sa compagnie. « Je trouverais indécent de danser en Allemagne à l’heure actuelle. Tant d’artistes que je respecte et que j’admire y ont été persécutés… que je considère impossible d’accepter l’invitation d’un régime qui a voulu de telles choses ».

Sans exposer de scènes de guerre comme ce sera le cas avec Deep Song et Tragedy en 1937, où Graham dénonçait la Guerre d’Espagne déclenchée contre la République par les forces fascistes, le très politique Chronicle « dépeint la dévastation de l’esprit que la guerre laisse dans son sillage ».      

Cave of the heart, Martha Graham Dance Company

Les acclamations enfin

Dans les années 1960, Martha Graham fut si mal accueillie à Paris qu’elle décida de n’y plus mettre les pieds. On y étouffait alors  sous les effets de ce néo-académisme dérisoire où stagnait encore le Ballet de l’Opéra. Et la critique française, comme le public, tout entichés de cette esthétique mièvre et hors d’âge, se révélèrent incapables de mesurer le génie de la muse des Amériques. Il y eut même un crétin solennel, dans un grand quotidien de droite, pour imaginer faire un bon mot en couinant que « Martha Graham prenait les Français pour des Iroquois ».

Il faudra attendre le début des années 1980, quand le Festival de Chateauvallon, sous la direction artistique de Patrick Bensard, convia la compagnie dans son théâtre à l’antique sur les hauteurs de Toulon, pour briser enfin cette stupide incompréhension. Les publics avaient considérablement évolué. Dès lors, à la Biennale de Lyon, au Festival d’Avignon, au Colisée de Roubaix, au Théâtre du Châtelet comme à l’Opéra de Paris, les Français rendirent enfin justice à l’une des plus grandes artistes de son siècle. Et elle fut bien vengée de l’imbécillité de ses contempteurs quand, dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, tous les spectateurs se levèrent dans un immense élan de respect et d’enthousiasme pour acclamer follement la très fragile nonagénaire apparaissant sur scène soutenue, portée par son entourage.  


Martha Graham Dance Company.
Deux programmes en alternance.
Du 5 au 14 novembre 2025 au Théâtre du Châtelet.
01 40 28 28 40 ou https://billetterie.chatelet.com

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